Politique

Sur l’échec de la campagne Jadot

Ancien député européen (Vert)

Le résultat de Yannick Jadot à l’élection présidentielle – 4,6 % des voix – est sans appel, quoique non inéluctable. Comment expliquer que le candidat écologiste ne soit pas apparu comme le « vote utile » à gauche, à la différence de Jean-Luc Mélenchon ? Une série de faits de campagne indépendants du candidat, mais aussi des tensions dans le parti, une communication ratée, et la difficile question de la radicalité…

Au soir du 10 avril, à Villejuif, une toute jeune assesseure pleurait : « Ils ont oublié le climat ! Que va être ma vie ? » Le « candidat du climat », Yannick Jadot, était comme partout ailleurs écrasé dans les urnes (un peu moins à Villejuif, 5,3 %, qu’en France, 4,7 %). Le « vote utile à gauche » avait basculé dans les trois mois précédents vers Jean-Luc Mélenchon, puis cristallisé dans les derniers jours, au nom d’un fantomatique « trou de souris » provoqué par la scission de l’extrême droite entre Marine Le Pen et Éric Zemmour.

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Ce discours illusoire a touché tous les gogos, mais aussi des personnes que je croyais très expérimentées, rencontrées la veille à la manifestation climat : « La position de Mélenchon sur l’invasion de l’Ukraine est scandaleuse, celle de Jadot excellente, mais tu comprends, s’il y a la moindre chance de battre Le Pen dès le premier tour… » On estime qu’environ la moitié du vote Mélenchon fut ainsi un vote tactique, et comme le montre une étude minutieuse sur le Val-de-Marne, même l’électorat socialiste séduit en 2017 par Emmanuel Macron, puis déçu, s’est rallié à Jean-Luc Mélenchon. Et pas à Yannick Jadot.

Évidemment, il n’y avait pas la moindre chance que Jean-Luc Mélenchon batte Marine Le Pen. Et surtout, ça ne dépendait pas des électeurs de gauche, mais… de l’électorat Zemmour. Comme je le montrais minutieusement dans mon livre Face à la toute-urgence écologique : la Révolution verte, il y a trois « bassins d’attraction » en France, par poids décroissant : l’extrême droite, le centre droit, l’éco-social-démocratie.

Au sein du troisième attracteur, il y a une rivalité entre deux « Princes modernes » (comme disait Gramsci) pour convertir cet attracteur en futur bloc social hégémonique : les écologistes et La France insoumise (LFI). Les premiers se sont imposés dans les trois élections précédentes, européennes et locales. Nous allons tenter de comprendre pourquoi c’est le candidat de la seconde qui s’est imposé à l’élection présidentielle. Mais sans rien changer au rapport de force entre attracteurs. En cinq ans, Jean-Luc Mélenchon a grignoté 0,6 % sur Marine Le Pen (19,6 % contre 21,3 % en 2017, 22 % contre 23,1 % en 2022)… mais avec un Zemmour à 7 %, à peine compensé par une chute de 2 % de Dupont-Aignan. Et cela au prix de la ruine financière des autres forces progressistes.

Je l’admets : si Zemmour avait gardé 9 %, Mélenchon aurait pu passer dans un trou de souris plus grand ouvert. Un succès sans aucune autre signification politique. L’extrême droite, en réalité, en France, c’est 32,5 %.

Le jeu des attracteurs

32,5 %. Chiffre épouvantable. Le NSDAP a porté Hitler au pouvoir avec 33 % aux élections de 1932. L’extrême droite est en position de gagner l’élection, tant fut anti-sociale la politique du président sortant, tant son programme respire le cynisme de droite : la retraite à 65 ans, comme avant 1981, quand les ouvriers épuisés mourraient quelques trimestres avant ou après leur retraite.

Mais nous savons – parce que nous, nous avons l’expérience historique de la victoire du respectable Monsieur Hitler, parce que nous avons vu comment le chef de file de « l’arc européen » de l’extrême droite, Vladimir Poutine, qui a adoubé Marine Le Pen comme sa correspondante en France, a tué la démocratie naissante dans son propre pays, puis en Biélorussie, et tente de le faire en Ukraine, nous avons vu comment Viktor Orbán s’y est pris en Hongrie – nous savons comment une démocratie devient démocrature puis dictature plébiscitaire (une invention française d’ailleurs, de Louis-Napoléon Bonaparte).

Dès avant les élections, nous savions que l’extrême droite ne peut actuellement être battue en France que par une conjonction de la gauche et du centre droit : une situation pas vraiment nouvelle. Face à la menace, il n’est plus question de se réfugier dans le vote blanc, par haine justifiée de Macron. Désolé, mais comme depuis Chirac-2002, la gauche va être l’arbitre entre droite et extrême droite, et cette fois il ne suffira plus de s’abstenir ou voter blanc en comptant qu’il y aura bien assez de braves démocrates pour se dévouer et battre Le Pen, ce qui permettra ensuite de leur rire au nez : « Vous êtes Macron-compatible, vous allez demander des postes ministériels ? »

Laissons ricaner les imbéciles, et votons Macron, en se pinçant le nez, tout en rappelant à celui-ci que c’est quand même à lui qu’il revient de « rallier la gauche ». En renonçant d’abord à ses provocations, qui ne servaient qu’à « pomper la droite » au premier tour, mais peuvent lui faire perdre le second, telles que la retraite à 65 ans.

Certes, il aurait été plus agréable de profiter du trou creusé par la souris Zemmour pour ne pas avoir à voter Macron pour battre Le Pen. Et en début de campagne, ce trou était tout aussi bien lorgné par Yannick Jadot. Avec beaucoup plus de crédibilité initiale et même finale, ce qui a complètement échappé aux gogos. Les sondages, jusqu’à la fin de la campagne, montraient que cinq candidat.es seulement n’étaient pas rejeté.es par une majorité de Français.es qui « ne pourraient voter pour eux » : Emmanuel Macron, Yannick Jadot, Valérie Pécresse, et aussi Fabien Roussel et Jean Lasalle. Marine Le Pen n’est rejetée qu’à 50 % : sa victoire est donc bel et bien tangente ! Les autres sont rejetés à plus de 50 % : les trotskistes, Nicolas Dupont-Aignan, Jean-Luc Mélenchon (53 %), mais les plus rejetés sont Anne Hidalgo (55 %) et Éric Zemmour (64 %).

Oui, Yannick Jadot était en position plus favorable que Mélenchon pour l’emporter au second tour, cristallisant la haine de Macron sans recueillir la même hostilité. Et le rapport de forces entre les trois attracteurs s’est même déplacé au détriment du centre droit, Macron ayant perdu une partie de ses électeurs de gauche de 2017 et l’extrême droite ayant récupéré une partie du vote Fillon :

Total des droites = 35,55 % (45,23 % en 2017)

Total des extrêmes droites = 32,53 % (27,1 en 2017)

Total des gauches + écolos = 31,92 % (27,67 en 2017)

Un trou de souris existe donc toujours, même pour les prochaines élections législatives si les gauches savent s’unir. Ce n’est pas impossible, mais pas facile ! Les vieux partis de la gauche productiviste issus du Congrès de Tours, PCF et social-démocratie, ont été (peut-être définitivement) laminés. Même à Villejuif, ancien fief électoral de Georges Marchais et l’une de ses rares reconquêtes municipales de 2020, Fabien Roussel et Anne Hidalgo arrivent derrière Yannick Jadot et très largement derrière Jean-Luc Mélenchon. Fabien Roussel ne s’est attiré qu’un petit succès de curiosité en raillant l’écologie, ses appels à manger moins de viande et à isoler les logements, Anne Hidalgo s’est proclamée au contraire sociale-écologiste : rien n’y a fait.

Mais la réconciliation entre le pôle écologiste et LFI est-elle possible ? À la jeune assesseure villejuifoise désespérée, un mélenchoniste aurait pu répondre : « Mais voyons ! Mélenchon fait 44 % à Villejuif, et il est tout aussi écologiste que Jadot ! » Mais outre que Jean-Luc Mélenchon lui aussi est éliminé, si cette jeune femme ne s’est pas reconnue en lui, c’est qu’il n’a plus mis beaucoup d’écologie dans son vin en fin de campagne (dans les 12 propositions de son dernier tract Un autre monde est possible).

Surtout, il a répondu par un soufflet (« L’embargo sur le gaz russe, ce serait une aberration… Les seuls qui seraient frappés par ça, c’est nous ») au soir de la manifestation Climat défilant sous la banderole « Total, stop au gaz russe ». Or cette jeune femme sait que le GIEC, dont le rapport sur la « mitigation » de l’effet de serre a paru en pleine campagne, nous laisse trois ans pour réduire résolument les hydrocarbures fossiles. Jean-Luc Mélenchon pense-t-il que sortir très vite du carbone ne « nous » coûtera rien, sauf s’il est russe ? Nous avons expliqué sur AOC les raisons de cet abandon : une commune condamnation, avec Poutine, de l’existence même de l’Ukraine, en tout cas de ses frontières internationales, raison qui lui a paru plus forte que l’occasion d’accélérer la transition énergétique. En résumé, des trois piliers de l’écologie, l’environnement, le social et la démocratie, Jean-Luc Mélenchon est très crédible sur le second, néglige le dernier et subordonne le premier au second, comme un « front secondaire ».

Au contraire, Yannick Jadot a réagi à l’invasion de l’Ukraine en homme d’État conscient des leçons de l’Histoire depuis la guerre d’Espagne et l’accord de Munich, tout en inscrivant ses propositions de sanctions dans sa stratégie historique pour le climat. Ce qui ne lui a rien rapporté électoralement (aucun Français ne veut déjà « mourir pour Kyiv »)… fors l’honneur de la gauche et des écologistes.

Mais LFI est-elle pour autant sortie de l’attracteur éco-social-démocrate ? Non. J’y vois plutôt une foucade individuelle de Jean-Luc Mélenchon, née de ses références intellectuelles à Carl Schmitt via les populistes de gauche, appuyée par la haine anti-américaine d’une partie de ses fidèles. En témoigne la révolte des eurodéputés LFI, qui ont tous soutenu lors du vote du Parlement sur l’Ukraine la « position Jadot », rédigée par les Verts, les libéraux-démocrates et co-signée par Manon Aubry : armements et financements pour l’Ukraine, sanctions contre Poutine y compris l’embargo sur les énergies fossiles, en combinant recherche d’autres fournisseurs et économies d’énergie dans le cadre du New Deal vert.

La question n’est donc pas « pourquoi Mélenchon est apparu comme le vote utile », mais pourquoi Jadot n’est pas apparu comme tel. L’explication est complexe, à plusieurs niveaux de profondeur.

Les « faits de campagne »

En football, on parle de « faits de jeu » : une main involontaire sanctionnée par un pénalty décisif, un champion qui se blesse… Jadot a vu s’accumuler les « faits de campagne ».

Le fait de campagne le plus écrasant, qui va bien au-delà de la compétition électorale, est le black-out quasi total imposé par les médias sur la menace climatique, qui aurait dû être LA question de cette élection, pour la dernière mandature où il reste encore quelque chose à faire : le GIEC, encore une fois, nous donne trois ans. 3 % des débats présidentiels y furent consacrés, pour l’essentiel portés par Yannick Jadot avec les difficultés que l’on a pu voir, malgré toute sa combativité. Même les tragédies frappant l’été austral (en Australie notamment) ont été occultées. L’Histoire jugera ces journalistes qui ont failli : Don’t look up était en dessous de la réalité. Privé de son champ d’expression majeur, Yannick Jadot a dû ramer dans un océan de questions plus politiciennes les unes que les autres.

Pendant un an, on a cru que le Parti socialiste (PS) lui renverrait la pareille après son désistement de 2017 pour Benoît Hamon, alors en tête des sondages à gauche, au nom de l’unité. Les sondages accordèrent d’emblée 17 % à une telle alliance. Patatrac : fort d’avoir conservé toutes ses régions en juin 2021 (dans un désert d’électeurs), le PS se croit ressuscité, sans remarquer que, partout où la gauche est à la reconquête, ce sont les Verts qui sont en tête. Le PS n’a pas encore compris qu’il paiera pour François Hollande aussi longtemps qu’il a payé pour Guy Mollet.

Puis, très belle campagne des primaires des écologistes, polarisant l’attention. Et patatrac : dès le lendemain, la candidate battue, Sandrine Rousseau, commence à critiquer publiquement le candidat choisi, Yannick Jadot. Elle ne cessera jamais, allant jusqu’à convoquer sept journalistes pour faire son travail de sape (en « off », naturellement). Attitude hélas traditionnelle chez les Verts (j’ai bien connu en 2001, mais Dominique Voynet, Eva Joly en ont subi autant), incapables de faire bloc la durée d’une élection. Mais totalement incompréhensible de la part de Sandrine Rousseau : elle m’avait indéfectiblement soutenu de son amitié quand une partie des Verts faisaient chorus avec la presse lors de mon lynchage médiatique. Du coup, Yannick Jadot piétine.

Septembre : Emmanuel Macron, appuyé par une campagne médiatique bien orchestrée et initialement victorieuse, relance le projet nucléaire, que les écologistes pensaient déconsidéré depuis longtemps dans l’opinion publique. Il va falloir réajuster tous les argumentaires-climat en fonction de cette offensive technologiste. Nouvelles pertes de temps et de voix en perspective.

Nicolas Hulot était une des personnalités écologistes les plus médiatiques, et son bras droit Mathieu Orphelin, tête d’une liste régionale de second tour incluant toute la gauche dont LFI, était le principal représentant des personnalités progressistes ralliant l’écologie, déçues par un passage chez Macron. Patatrac : le scandale sexuel Hulot, qui couvait depuis deux ans, éclate. Il faut rompre avec lui et suspendre Mathieu Orphelin de l’équipe de campagne, par précaution. Nouvelle chute dans les sondages.

Là-dessus, la Primaire populaire est quasi ressuscitée par la foucade d’Anne Hidalgo qui s’y rallie. Et, surgie de nulle part, Christiane Taubira s’y inscrit. Ni Yannick Jadot ni Jean-Luc Mélenchon ne marchent, mais seul Yannick Jadot se trouve sommé par les organisateurs, par la presse et une partie importante des militant.es du climat d’y participer, tant il est évident que Mélenchon n’en a rien à faire. Naturellement, Christiane Taubira, qui a l’avantage de n’être d’aucun parti et « donc » de pouvoir rallier les autres, emporte le « vote préférentiel ». Yannick Jadot est second, loin devant Mélenchon. En quelques semaines, Christiane Taubira, nullement préparée, sombre et, sans aucune base locale, ne peut obtenir ses parrainages.

La logique du vote préférentiel impose que Yannick Jadot, « meilleur second choix », soit investi. Mais patatrac : par un putsch interne, c’est le troisième, Jean-Luc Mélenchon, qui est désigné, et Chistiane Taubira finira par le rallier. Jean-Luc Mélenchon prend alors une légère avance, et peut faire jouer à plein le discours du vote utile.

Ses formidables qualités de tribun, une campagne à l’américaine avec débauche d’effets techniques, un appareil médiatique fait à sa main depuis onze ans, ont fait le reste. Ce culte technologiste de la personnalité révulse profondément la culture écolo, mais les règles du jeu de la Ve République sont ainsi faites : si on y va, on s’y plie. La Contre-réforme sut contrer l’austérité des protestants et leur dénonciation du luxe des prélats en redoublant de pompe et d’or : les croyants (et même au-delà) en veulent.

Au Zénith, les écologistes découvrirent avec amusement qu’ils « auraient su faire » et que leur candidat savait « être Rock n’ Roll ». Mais il était trop tard pour enrayer l’effet « vote utile », même le cycle des « meeting-Forum des Possibles » sur les places des villes (astucieux substituts écolos aux grand-messes des autres) avait été abandonné. Au final, les sondages « sortie des urnes » évalueront à 50 % le vote tactique en faveur de Jean-Luc Mélenchon.

On peut multiplier les critiques de détail : aucune démarche vis-à-vis des personnalités proches des Verts depuis des années, une com’ en dessous de tout et une affiche officielle où n’apparaissaient ni « Climat » ni même « Écologie », révulsant jusqu’aux colleurs d’affiches bénévoles qui affrontaient le froid… Mais comme on le voit, ces « causes externes » n’ont eu d’effet que par l’intermédiaire de causes internes : incapacité de certains Verts à « jouer collectif », incapacité de gérer la demande d’unité à gauche, refus de jouer les imprécateurs dans la plus typique des cérémonies de la Ve décriée… Tels sont les problèmes de fond qu’il faut maintenant aborder. Ils ne sont pas simples.

La question de l’unité à gauche

Sur les réseaux sociaux, on entend les deux discours. Chez Jean-Luc Mélenchon : « Nous avons gagné (sic) parce que nous ne sommes jamais entrés dans la tambouille de l’unité à gauche ». Chez les électrices et électeurs qui voient avant tout une nouvelle élimination de la gauche : « C’est parce qu’il n’y a pas eu d’unité ». Pourtant, elles et eux ont privilégié dans leur vote celui qui n’en voulait pas.

Et de fait, les dirigeants de la Primaire populaire ne se sont adressés qu’à Yannick Jadot et Anne Hidalgo, censé.es être les seul.es sensibles à l’argument de l’unité, pour finalement se rallier à celui qui n’en voulait pas. Pas tout à fait : forte de sa théorie de l’abandon du clivage droite/gauche remplacé par le clivage populiste (au sens de l’Amérique latine et de Podemos)  peuple/élite, LFI n’a parlé que de « battre l’extrême droite ». Mais c’est un marqueur « de gauche » (et même « républicain ») suffisant pour jouer sur les deux tableaux : l’unité du peuple, prétendu désaffilié des allégeances politiques, et l’unité de la gauche. Du fait de l’écrasante domination de l’extrême-droite dans les classes « populaires », il a surtout gagné sur le tableau « unité de la gauche » alors qu’il a longtemps méprisé cette terminologie. Il a cependant récupéré une bonne partie du vote d’origine familiale immigrée, qui fut longtemps le fief des Verts, quand ils étaient seuls à se battre pour le droit de vote de leurs parents et contre l’islamophobie.

Yannick Jadot, à l’inverse, a perdu sur les deux tableaux, mais la responsabilité en revient non à lui, mais à la direction d’Europe Écologie Les Verts (EELV). Le mal vient de loin : de son succès des européennes de 2019, limité (13,5 %) mais écrasant face à LFI et au PS. La très jeune direction de EELV, sans expérience de la volatilité des votes (Les Verts avaient obtenu des scores équivalents voire meilleurs dans le passé), se croyait roi.

Malgré les appels internes à ne pas reproduire les erreurs hégémonistes du PS de jadis et de LFI en 2017, elle se comporta avec arrogance, comme si la gauche du XXIe siècle (qui est incontestablement l’écologie) l’avait déjà emporté électoralement : elle imposa pour les municipales de 2019 une ligne de coalition purement écologiste au premier tour. Ça a marché quelques fois, mais à Marseille, la verte Michèle Rubirola fut suspendue pour avoir pris la tête du Printemps Marseillais, et la ville de Montpellier, qui leur tendait les bras, fut perdue en bisbilles sur l’alliance avec LFI.

Plus réaliste, Yannick Jadot comprit très vite que malgré les succès des européennes, et encore plus spectaculaires ceux des municipales dans la plupart des métropoles, une gauche écologisée pouvait gagner la présidentielle, mais seulement sur la base de l’unité. Il finit par inviter lui-même une réunion des gauches en avril 2021. Il se fit taper sur les doigts par la direction, et n’y revint plus. Il reprit d’Éric Piolle la terminologie de l’alliance de « tous les humanistes », très vieil euphémisme à travers lequel les Verts captent l’existence des gauches des siècles précédents. Mais aucune proposition ne leur fut adressée, ni même aux traditionnels intellectuels, artistes, économistes, syndicalistes ami.es de l’écologie, pour les associer à sa campagne, strictement limitée à EELV et aux dissidents du PS ou du PCF qui l’avaient rejoint.

Ce parti pris « partidaire » est une profonde erreur pour des écologistes. La mouvance écolo est gazeuse, essentiellement associative, rétive aux partis. En 2009, la campagne européenne en prit acte avec succès et avança le concept de « coopérative », pour dépasser les préventions héritées de la Charte d’Amiens entre partis et syndicats. La direction de l’époque (Cécile Duflot, Jean-Vincent Placé…) balaya cette innovation.

Or c’est dans la Primaire populaire que se retrouvèrent nombre d’animateurs des Marches pour le climat et autres, confiant (à l’instar de Noël Mamère) que Yannick Jadot la remporterait sans difficulté. La campagne Jadot la traita par le mépris, laissant filer à la fois l’occasion de « percer » comme LE vote utile à gauche, et des milliers de bénévoles « apartidaires » qui allaient lui faire cruellement défaut.

La question de la radicalité

C’est le reproche adressé par Sandrine Rousseau et les réseaux sociaux : « Absence de radicalité. On vend des chaudières ». Quoique l’image soit inadéquate (Jadot vendit l’isolation et les panneaux solaires), ce n’est pas faux. Mais, comme la question de l’unité, c’est plus compliqué. Qui faisait du porte-à-porte ou dialoguait sur les marchés découvrait une tout autre réalité : les Verts et Jadot étaient TROP radicaux. On nous jetait à la figure la décroissance, le sapin de Bordeaux, l’abandon du foie gras et la hausse du prix de l’essence prônée par Rousseau… pour justifier le vote Mélenchon.

Très vieux problème des écologistes. Ils ont mis 40 ans à convaincre de l’urgence, et même de la toute-urgence écologique. Aux européennes de 2019, les électeurs et électrices de gauche leur ont donné la préférence pour confier à l’Europe la COORDINATION internationale d’une révolution tranquille. Depuis les municipales de 2020, ils sont prêts à élire des maires écologistes qui les PROTÈGENT des désastres écologiques. Mais ils ne sont pas encore prêts à voter pour un chef d’État qui leur « imposerait » des changements d’habitudes propres à faire RECULER les crises écologiques.

Ce « trou national» dans la raquette électorale est particulièrement grave pour les écologistes, car la révolution verte, fondée sur le « penser globalement, agir localement », ne peut fonctionner que par une articulation fine entre l’international (et d’abord l’Europe, seul levier suffisamment puissant), le national et le local.

Jean-Luc Mélenchon l’a parfaitement compris, ne retenant dans ses douze propositions-phares, que ce qui élargissait les « avantages sociaux » traditionnels de la gauche (salaire, temps de travail), en lui ajoutant la bonne bouffe bio. Pas question d’appeler, comme le fit Yannick Jadot, à l’effort de quitter les « conforts » du productivisme (mettre un pull, rouler à 110 sur les autoroutes…) par solidarité avec la résistance ukrainienne et sortir en même temps du gaz et du nucléaire. Prudence plus pompidoliste (« Ne pas emmerder les Français ») que munichoise : Engie reconnaît que ce sont les entreprises qui devront principalement se rationner sur le gaz en cas d’embargo.

La radicalité de Yannick Jadot, il l’a assez dit, était au contraire d’arriver maintenant au pouvoir pour appliquer dès maintenant les 149 propositions de la Convention citoyenne sur le climat. Le dernier rapport du GIEC (on n’a plus que trois ans) aurait dû le renforcer, mais l’électorat n’y est pas encore prêt. Le désir d’une révolution, et qu’elle soit verte, est pourtant bien là aussi ! Même Macron avait intitulé son livre-manifeste de 2017 Révolution ! J’avais conseillé à Yannick Jadot de la jouer « force tranquille, comme Mitterrand ». Sauf que François Mitterrand 1981 proposait un programme bien plus radical que celui de Jean-Luc Mélenchon 2022 : les 35 heures et la retraite à 60 ans, la nationalisation de toutes les banques et des grandes entreprises, et appelait ça « socialisme » : il pouvait et devait se permettre de « rassurer le centre ».

Conscient du problème, Yannick Jadot a passé son temps à expliquer les solutions techniques et raisonnables d’un projet radical : on peut, réellement, sortir des menaces écologiques. Mais comme le dit Lacan, pour être érotisé, le réel doit s’enrober d’imaginaire et de symbolique, et le mot Révolution, camarades, captait bien cette aspiration. Pour la petite histoire : mon livre Face à la toute-urgence écologique : la Révolution verte n’est que le développement d’un article publié par AOC et de même titre écrit pour Jadot, août 2021. Renonçant à l’imaginaire et aux symboles d’une révolution tranquille, là encore Yannick Jadot, le plus responsable, courageux et sérieux des candidats, a perdu sur les deux tableaux.

Concilier révolution et tranquillité, ou autres oxymores tels que « sobriété joyeuse », c’est au fond le problème de l’écologie depuis 40 ans. Il n’est toujours pas résolu, ni par Yannick Jadot, et encore moins par Jean-Luc Mélenchon. Et aujourd’hui l’urgence n’est pas là, mais à battre l’extrême droite au second tour de la présidentielle, puis tricoter un accord entre les gauches pour les législatives suivantes.


Alain Lipietz

Ancien député européen (Vert), Économiste