Politique

Après la crise : quelles formations pour relever les défis contemporains ?

Sociologue, Sociologue, Sociologue, Sociologue

À peine sortie de la crise sanitaire, la France doit faire faire face à un enchevêtrement de crises : économique, sociale, écologique et politique. Or, face à ces enjeux, la formation des cadres dirigeants des secteurs public et privé n’est plus adaptée. La crise révèle à nouveaux frais un trait aussi ancien que typique de la technocratie française : l’illusion que l’instrument ou la technologie fait la coopération. Il est donc urgent de mettre au cœur de leur formation la recherche et le raisonnement scientifique, pour mieux les préparer à la gestion de la complexité et de l’incertitude.

La crise du coronavirus est loin d’être achevée. Il est même tout à fait envisageable que, depuis le 11 mai, avec le début du déconfinement, nous soyons entrés dans une deuxième crise. D’une nature différente de la première, celle-ci s’inscrit cette fois dans les dispositifs de gestion de crise prévus à cet effet ; lesquels, dans l’urgence, n’avaient pu être activés au mois de mars. Cette deuxième crise pourrait à son tour être suivie, ou accompagnée, d’autres crises de nature économique, sociale, écologique ou politique. Bref, nous nous apprêtons à vivre une succession, ou un enchevêtrement, de crises qui vont mettre à rude épreuve nos capacités de gouvernement mais également notre tissu social, nos organisations, nos structures économiques et, plus généralement, nos institutions démocratiques.

Ces crises ne seront, en outre, pas isolées ; elles s’inscriront dans un ensemble de transformations plus vastes, parmi lesquelles figurent au premier plan les effets du réchauffement climatique et les transformations digitales ; mais également l’accroissement des inégalités, la montée des populismes, la crise de la démocratie représentative, les mouvements migratoires, la contestation de la science ou le bouleversement des médias. Toutes ces transformations contribuent et, simultanément, se trouvent exacerbées dans la crise que nous traversons ; laquelle ne serait finalement qu’une prémisse ou une première alerte.

Ces transformations demeureront bien présentes après et seront porteuses d’autres crises potentiellement plus graves. Or, face à ces enjeux, la formation des cadres (dirigeants) des secteurs public et privé n’est plus adaptée. Si la crise actuelle révèle, dans certaines organisations, de formidables capacités d’adaptation et d’improvisation, elle souligne également l’immense difficulté qu’éprouvent leurs responsables à évoluer dans un environnement profondément incertain et instable.

L’urgence accroît ce degré d’incertitude mais elle n’est qu’un facteur aggravant dans une somme de défis que l’on retrouve dans les menaces évoquées plus haut. Si le raccourcissement du temps est particulièrement prononcé dans la crise du coronavirus, les autres menaces n’en requièrent pas moins d’agir rapidement si l’on ne veut pas reproduire la situation que nous avons connue début mars, lorsque les autorités de nombreux pays ont pris tardivement la mesure du danger représenté par le Covid-19 et, dans l’urgence, ont eu recours à une mesure radicale et inédite, dont on n’a pas fini d’apprécier les conséquences délétères : le confinement.

Face aux menaces et aux enjeux évoqués, comment ne pas imaginer que se reproduise à l’avenir ce même instant de sidération, les pouvoirs publics réalisant qu’il est trop tard pour adopter des mesures progressives et proportionnées en réponse à une autre catastrophe imminente, et recourant dans ces conditions à des solutions plus radicales encore ?

Mais les enjeux de formation ne concernent pas que la gestion des crises. À maints égards, les problèmes observés dans la crise du coronavirus sont des extrapolations des pathologies des temps ordinaires, lorsqu’il s’agit de conduire des projets de changement dans une administration ou une entreprise, ou de concevoir et mettre en œuvre une politique publique. La même difficulté à comprendre la situation sur laquelle les cadres dirigeants entendent intervenir, à en saisir les propriétés, les dynamiques et les capacités de transformation, peut être observée ; la même difficulté, également, à mobiliser différentes formes de savoirs, qu’elles soient issues de la recherche scientifique ou d’autres modes de production de connaissances ; la même difficulté, enfin, à penser des solutions qui rassemblent et coordonnent une multiplicité d’acteurs et d’organisations.

Ce mal renvoie à une approche technocratique de la décision qui domine, peu ou prou, dans de nombreux États développés. Comme l’ont montré les sociologues et les politistes qui se sont penchés sur ce phénomène, la technocratie se caractérise par des groupes fermés, dont la rationalité consiste à nier la singularité des contextes dans lesquels ils opèrent, pour au contraire leur appliquer des solutions génériques, souvent appuyées sur des outils de quantification qui aplatissent la réalité. Si le phénomène technocratique n’est pas propre à la France, il y présente cependant deux traits distinctifs qui contribuent aujourd’hui aux difficultés que rencontrent les cadres (dirigeants) des secteurs public et privé lorsqu’il s’agit de gérer des problèmes complexes.

D’une part, il repose sur un processus de sélection qui privilégie le concours comme modalité d’entrée dans des écoles d’application. Ce trait conduit à une uniformisation des profils, alors qu’il conviendrait au contraire d’encourager la diversité et la pluralité des parcours pour l’entrée dans ces écoles. D’autre part, il s’organise autour de corps qui assurent et protègent la carrière de leurs membres de bout en bout ; que celle-ci se déroule dans les ministères, les entreprises du service public ou les entreprises privées (productives ou de service). Ce second trait favorise notamment une logique de loyauté vis-à-vis du corps, au détriment de l’organisation dans laquelle ils évoluent, puisque c’est du corps que dépend leur carrière.

Tout cela produit un puissant effet de neutralisation de la prise de risque, autant que de normalisation du profil des hauts fonctionnaires et cadres dirigeants, dans une période où il conviendrait au contraire de cultiver la pluralité des trajectoires, des points de vue et des approches, comme l’avait préconisé un rapport du Conseil d’État paru en 2018 et au titre prémonitoire. Plus fondamentalement, les filières de formation des grands corps amènent à forger des certitudes qui conduisent à « l’absence de renouvellement des idées et à une absence d’imagination », comme le reconnaissait lui-même Emmanuel Macron. S’il n’est pas dans l’objectif de ce papier de se pencher sur les grands corps, nous souhaitons en revanche analyser plus en détail les limites inhérentes à la formation qui est délivrée à leurs membres.

Une formation a-scientifique

La préparation aux concours, tout comme les enseignements délivrés dans les grandes écoles, misent sur une forme d’exhaustivité des savoirs (droit, sciences de l’ingénieur, comptabilité, management, économie…) qui répond aux besoins de généralisation des futures fonctions occupées par les hauts cadres dirigeants. Ces enseignements sont en priorité de nature technique et privilégient l’acquisition de savoirs pratiques. Ils entendent fournir à leurs élèves une boîte à outils, accompagnée de capacités de synthèse et d’écriture, beaucoup moins une capacité d’analyse. Ils n’encouragent pas la pensée critique mais au contraire la recherche de la conformité. En conséquence, cette formation ne les prépare pas à penser la complexité et à agir dans l’incertitude. Elle ne les aide pas non plus à organiser la coordination et la coopération entre individus ou entités qui ne partagent que rarement les mêmes intérêts ou points de vue : que ce soit en « temps de paix » pour mener à bien un projet de changement ; ou en temps de crise, lorsqu’il s’agit de répondre dans l’urgence aux multiples défis qui se présentent à eux.

Cela tient à ce que durant toute leur formation, les élèves ne sont jamais, sinon très peu, exposés à la recherche et au raisonnement scientifiques. Les savoirs qui leur sont inculqués, durant la préparation aux concours puis ensuite dans les grandes écoles, sont d’abord pratiques. Ils sont prodigués par des enseignants qui sont généralement des professionnels, très rarement des universitaires ou des chercheurs. Il en résulte que ces élèves, contrairement à la situation que l’on observe aux États-Unis, en Allemagne ou au Royaume-Uni, par exemple, n’ont aucune compétence scientifique ; au sens où ils ne sont pas capables d’appréhender un raisonnement scientifique et notamment d’en apprécier à la fois la démarche et les résultats mais aussi les apories, points aveugles et incertitudes persistantes.

De surcroît, leur connaissance du monde académique et de la recherche demeure limitée. Aussi, lorsqu’ensuite ils occupent des postes de responsabilité, dans une administration ou une entreprise, ils ne savent pas comment interagir avec ce monde, lui soumettre des questions (autrement que dans une demande d’expertise qui attend des certitudes et des réponses binaires), ou tout simplement apprécier la valeur de ce qu’il produit. Ils ne font pas confiance à des savoirs qu’ils jugent, parfois à raison, coupés des réalités qu’ils doivent gérer. Mais du même coup, de nombreux savoirs scientifiques ne sont jamais pris en compte, notamment dans la production et la mise en œuvre de politiques publiques ou stratégies d’entreprise. Et lorsqu’ils le sont, soit la part d’incertitude qui les entoure est négligée au profit d’une vision excessivement positiviste, soit ils sont instrumentalisés pour justifier des décisions qui ne relèvent pas d’un registre scientifique.

Cette formation ne les prépare donc pas à agir dans un monde incertain, instable et complexe ; elle continue de privilégier des approches inscrites dans des savoirs stables et des éléments fixes. Ce travers de la certitude s’observe aussi bien dans la gestion des affaires courantes que dans la crise que nous traversons. On a vu, surtout au début de la crise, combien les pouvoirs publics considéraient les populations comme irrationnelles et mues par leurs émotions. Or, depuis les années 1960, les recherches en sciences sociales sur les désastres ont bien montré combien les populations étaient bien plus raisonnables qu’on ne le prétendait, créatives et capables de développer des liens inédits de solidarité, comme on peut l’observer aujourd’hui.

L’enseignement de ce corpus de théories aurait-il pu changer la manière d’appréhender la crise actuelle ? N’aurait-il pas été possible d’appliquer un confinement moins strict, plus progressif et moins généralisé si l’on avait considéré dès le début le citoyen comme responsable ? La réponse ne va pas de soi. Néanmoins, cette simple interrogation souligne l’importance de considérer ce type de savoirs souvent considérés comme accessoires par les hauts cadres dirigeants et leurs experts en charge de la préparation des crises.

Plus généralement, la gestion de crise implique d’agir dans l’urgence, avec très peu de connaissances, dans une situation particulièrement dynamique. Chaque décision provoque des chaînes de causes particulièrement complexes, entraînant des transformations qui deviennent elles-mêmes des causes de nouveaux problèmes, et ainsi de suite ; cela dans un nombre considérable de domaines simultanément. Or, l’insistance des autorités publiques à adosser leurs décisions sur une vision de la science ramenée à sa seule dimension d’expertise, jointe au fait qu’elles demandent aux experts scientifiques de se prononcer sur des phénomènes caractérisés par des incertitudes radicales (il n’existe guère de savoirs sur les effets du confinement ou du déconfinement, par exemple), traduisent cette méconnaissance de la recherche et la difficulté à penser en situation d’incertitude.

Cette formation ne les prépare pas non plus à gérer la complexité du monde organisationnel dans laquelle ils évoluent. L’organisation et l’action collective sont pourtant parmi les instruments disponibles les plus puissants pour faire face aux défis qui s’annoncent sur le chemin de l’humanité. Mais le tissu organisationnel et les chaînes d’interdépendance qui lient ces organisations composent simultanément une visqueuse résistance au changement. Pour affronter les défis et menaces évoqués plus haut, tout comme pour gérer les crises actuelles, il faut coordonner de vastes ensembles organisationnels, susciter la coopération d’entités éloignées, mobiliser des acteurs aux caractéristiques, convictions et intérêts fort différents voire divergents, fusionner des unités ou au contraire séparer des fonctions, transformer les métiers des uns et des autres, etc.

Bien que de formidables solidarités aient été inventées, notamment à l’hôpital, la crise actuelle se caractérise aussi par de redoutables problèmes de coordination et de coopération, aux sommets de l’État comme aux niveaux régional et local. De multiples témoignages dépeignent la confusion qui règne au sein des instances en charge de la gestion de crise au niveau interministériel, sans que l’on sache très bien où se prennent, et comment, les décisions. Tandis qu’à l’échelle locale, les relations entre préfectures, collectivités territoriales, Agences Régionales de Santé, Services Départementaux d’Incendie et de Secours et autres entités encore, sont souvent empreintes de conflictualité, notamment autour des missions respectives des uns et des autres.

Au-delà de la crise, la transformation digitale et la transformation écologique que doivent mener les organisations accentuent de manière exceptionnelle ces contraintes de gouvernance et de pilotage stratégique et coopératif. Partout, il va falloir mener des réformes organisationnelles ; l’activité d’organisation est devenue une fonction managériale essentielle pour améliorer l’efficacité des politiques publiques et la performance des entreprises, efficacité et performance entendues au sens large : croissance plus durable, bien-être des individus, contribution à la réduction des inégalités sociales, etc. La crise actuelle l’illustre : de nouvelles organisations, parfois temporaires ou éphémères, ont dû être constituées ; des organisations existantes ont été marginalisées ou critiquées ; tandis que d’autres ont dû se transformer rapidement en s’ajustant à une situation fluide. Pourtant, la formation que reçoivent les élèves des classes préparatoires puis des grandes écoles (et beaucoup d’universités) les prépare très peu à appréhender cette réalité.

D’une part, parce qu’elle continue de privilégier une vision individuelle et psychologique du leadership, qui insiste sur les attributs personnels et les traits de caractère, souvent exceptionnels, que les cadres dirigeants doivent posséder : vision, empathie, sens de la reconnaissance, capacité au commandement, etc. Plus rares sont les formations au management qui mettent l’accent sur la confrontation et le débat, la recherche de points de vue pluriels et l’expression du doute pour tester la solidité des raisonnements et des solutions proposées ; et qui donnent les outils intellectuels pour aider à comprendre les dynamiques de l’action collective, afin d’identifier les ressorts sur lesquels il faut jouer pour mettre en œuvre le changement organisationnel nécessaire et les solutions choisies. Ce travers originel se prolonge autant qu’il se reproduit dans le fonctionnement centralisé de nos organisations publiques et privées, qui n’encourage pas le débat et la collégialité comme modalités de prise de décision, mais tend au contraire à perpétuer une vision individuelle et héroïque de la décision.

D’autre part, cette formation insiste sur l’organisation comme solution, et non comme problème. Au diagnostic d’inefficacité des administrations et des firmes répondent, en général, de nouveaux projets d’organisation, de rationalisation et de digitalisation : afin de mieux s’organiser, mieux communiquer et mieux se coordonner. Dans la crise actuelle, par exemple, cela se traduit par la constitution de nouvelles organisations dont on attend qu’elles soient plus souples ou réactives, ou auxquelles on confie des missions de coordination ; mais sans jamais penser leur articulation avec les organisations existantes – ce qui conduit mécaniquement à un accroissement de la complexité et de nouveaux coûts de coordination. Plus généralement, dans les administrations comme dans les entreprises, les réformes et programmes de transformations sont lancés et déployés sans anticiper, ni même être attentif, aux résistances qu’ils rencontrent et aux conséquences non-prévues (voire aux effets pervers) qu’ils génèrent.

La crise révèle à nouveaux frais un trait aussi ancien que typique de la technocratie française, qu’elle évolue en administration ou en entreprise : l’illusion que l’instrument ou la technologie fait la coopération. La coopération est cependant un état social complexe que l’instrument ou la technologie ne saurait seul obtenir. Ainsi, pour réussir, la conduite des réformes de politiques publiques et des stratégies innovantes et durables des entreprises, il faut s’appuyer sur la coopération des acteurs concernés et susciter leur adhésion. De la même manière qu’en situation de crise, il est essentiel de s’assurer que les acteurs de terrain disposent des ressources et des compétences pour mettre en œuvre les décisions prises au sommet.

Il faut donc reconnaître, comme le suggère l’échec de nombreux projets de changement ou le contournement de nombreuses règles et directives ministérielles par les administrations et les acteurs de terrain lors de cette crise, que l’adhésion aux réformes ou aux règles, aussi « rationnelles » soient-elles, n’est pas un phénomène simplement cognitif et normatif, renvoyant à la conviction, et relevant de logiques principalement informationnelles, argumentatives et communicationnelles. Il ne faut pas plus d’organisations, de plans ou de procès. Il ne faut pas moins d’organisation, de plan ou de procès. Cela dépend des situations. Mais il faut des mécanismes plus richement pensés pour assurer leurs coopération et coordination.

Repenser les formations

Dans le contexte des profondes transformations auxquelles sont soumises nos sociétés, il convient donc de doter leurs responsables publics, associatifs et privés de compétences les autorisant à déchiffrer et comprendre les enjeux et les processus des transformations à l’œuvre dans leur environnement, quels qu’ils soient, afin de ne pas les subir mais d’en devenir acteurs ; pour cela, à mobiliser et à confronter les savoirs et compétences disponibles, notamment scientifiques, mais pas exclusivement, en tenant compte des nombreuses incertitudes qui persistent afin de prendre des décisions dans différentes situations, ainsi que de concevoir et piloter des réformes et des transformations d’envergure.

Le constat d’une formation inadaptée des élites n’est pas nouveau. Il a conduit Emmanuel Macron à annoncer la suppression de l’ENA puis à demander des propositions de réforme. Présenté fin 2019, le rapport Thiriez formule des propositions pour réformer le fonctionnement de l’ENA ainsi que de plusieurs autres grandes écoles. Parmi ces propositions, le rapport mentionne notamment le fait qu’il est « indispensable que les futurs cadres dirigeants soient confrontés aux savoirs qui se créent, et non à la transmission des pratiques d’hier ». Il propose pour cela qu’une proportion significative de hauts fonctionnaires préparent un doctorat de recherche « afin de prendre de la distance, de confronter leur expérience professionnelle à des besoins nouveaux et d’apporter à leur employeur de nouvelles méthodes, organisation ou perspectives ».

Cela permettrait « de développer progressivement une culture de recherche au sein de l’administration pour accroître ses compétences et sa capacité de dialogue avec les chercheurs. » La situation actuelle, avec ses crises en chaîne mais également ses défis majeurs à relever, appelle à amplifier cette réflexion sur la promotion de la recherche et du raisonnement scientifique pour le placer au cœur même d’une refonte du système des grandes écoles ; y compris les écoles qui forment aux métiers de l’entreprise, tant celle-ci est sommée de s’adapter aux transformations massives, non seulement de ses marchés, mais de ses environnements et des besoins de ses salariés.

Qu’entendons-nous par-là ? Dans sa définition la plus simple, le raisonnement scientifique consiste à suivre les phases suivantes : observer, problématiser, collecter des données et conclure. La trivialité apparente de cette définition cache toute une série de renversements pédagogiques par rapport à ce qui est actuellement proposé dans les grandes écoles, et l’ENA en particulier. Pour les caricaturer, ces programmes de formations se fondent sur le principe de la « transmission des savoirs » où le professeur transmet aux élèves ses connaissances. Instaurer la recherche et le raisonnement scientifique au cœur de la pédagogie implique au contraire de s’appuyer sur l’« acquisition des savoirs ».

Dans ce modèle, les étudiants acquièrent par eux-mêmes les connaissances en les confrontant continuellement à la résolution de situations ou de problèmes concrets. Les étudiants partent d’un problème particulier à résoudre et cherchent par eux-mêmes les cadres analytiques, les méthodes et les données qui leur semblent nécessaires à sa compréhension dans ses différentes dimensions : sociales, techniques, scientifiques, commerciales ou autres. C’est en se basant sur l’analyse de cette complexité que les étudiants élaborent des solutions pour l’action. Le professeur est ici plus un accompagnateur du parcours de recherche. Il quitte son piédestal pour se placer à un niveau plus proche des étudiants et il apprend lui aussi beaucoup dans cette démarche.

Ce modèle suggère enfin de diversifier le profil des étudiants. En faisant travailler ensemble des étudiants (encore jeunes ou ayant déjà entamé une carrière professionnelle) aux profils et parcours variés, on encourage les débats contradictoires qui sont les plus à même de faire jaillir les idées les plus originales. Autrement dit, cette démarche implique un renversement dans la conception des programmes. Il ne s’agit plus de les concevoir à partir des enseignements jugés a priori utiles pour les étudiants. On part des problèmes à résoudre pour chercher a posteriori les savoirs pertinents pour les résoudre ; puis ensuite les savoirs nécessaires à la mise en œuvre de ces solutions. Cela suggère donc de concevoir la formation chemin faisant grâce à un programme modulaire et souple capable de s’adapter à la diversité des problématiques traitées. Ce déplacement en implique un dernier : cet enseignement ne valorise plus les certitudes mais le doute méthodologique. Il valorise la recherche approfondie et contradictoire de faits pour agir et décider. Il questionne, met à l’épreuve, conteste les solutions pour s’assurer de la solidité de celle qui sera finalement retenue.

Il faut également repenser le système de formation, en articulant bien plus que cela n’a été fait jusqu’ici ces écoles aux universités et aux organismes de recherche. Leurs étudiants doivent être confrontés à une pluralité de savoirs et d’approches scientifiques, de manière à pouvoir rapidement saisir les enjeux des situations qu’ils sont amenés à gérer. Il ne s’agit pas d’en faire des spécialistes de toutes les disciplines scientifiques ; mais de faire en sorte qu’ils puissent appréhender les raisonnements et les démarches scientifiques, dialoguer sur des bases plus équilibrées avec les producteurs de savoirs scientifiques et, par exemple, faire la différence entre des discours inscrits dans différentes disciplines, lorsque ceux-ci n’arrivent pas aux mêmes conclusions (comme la crise actuelle a pu le révéler, et plus encore l’urgence climatique).

Il s’agira de les aider à appréhender la part d’incertitude qui demeure et dans laquelle, justement, leur capacité à comparer différentes options leur permettra de prendre les décisions qui leur semblent les plus satisfaisantes. Il s’agit également de leur apprendre à penser collectivement, à organiser la confrontation des points de vue, à développer des approches plurielles. Il s’agit enfin, et peut-être surtout, de leur apprendre à écouter et observer, pour créer les conditions de la coopération et de la coordination, déterminants essentiels de l’efficacité de l’action publique et privée. Nous pensons qu’une telle formation qui place au cœur de son attention la recherche et le raisonnement scientifique prépare mieux à la gestion de la complexité et à l’incertitude. Elle doit reposer sur une dynamique pédagogique organisée autour de quatre tensions principales :

1) Il importe de confronter les étudiants simultanément à des savoirs sur les outils, instruments et technologies qu’ils devront mobiliser dans les organisations au sein desquelles ils travailleront, et des cours qui critiquent ces mêmes outils, instruments ou technologies, en en montrant les limites, ce qu’ils permettent et ne permettent pas, ce qu’ils mettent en évidence et ce qu’ils occultent, ce qu’ils véhiculent comme conceptions (y compris normatives) du citoyen, du consommateur, de l’usager, du patient.

2) Il convient de mettre l’investigation et le raisonnement scientifique au centre de la pédagogie. Il ne s’agit plus de partir a priori d’une somme vertigineuse de savoirs à inculquer, mais de problèmes concrets qui requièrent de mobiliser les savoirs pertinents pour les résoudre. Il faut exposer les étudiants aux regards, parfois complémentaires, parfois contradictoires, que jettent les différentes disciplines scientifiques sur un même sujet.

3) Il est nécessaire d’initier les étudiants à différentes temporalités de réflexion et d’action : des méthodes de résolution rapide des problèmes, comme le design thinking par exemple, qui peuvent être utiles en situation d’urgence ; mais aussi la pratique de l’enquête, le dépouillement des données et leur analyse, exercice qui suppose de prendre du temps et qui aboutit souvent à des solutions plus durables et viables, car tenant compte des dynamiques des systèmes sur lesquels ils doivent agir.

4) Enfin, il faut alterner des périodes d’immersion dans des organisations et des périodes de distanciation par la dispense de cours dans le lieu de formation qui proposent un regard critique et réflexif sur cette immersion organisationnelle.

S’exposer aux tensions que des expériences et savoirs différents ou contradictoires nourrissent est l’une des clefs d’un modèle pédagogique innovant, permettant de se familiariser à la complexité et de développer des habilités et des intelligences diverses. Ce type de formations existe déjà à l’étranger. Les principes théoriques exposés ici pourraient trouver rapidement une déclinaison opérationnelle en France. Nous pensons qu’il serait important de concevoir des formations destinées à la fois à de jeunes étudiants mais également à des cadres dirigeants d’horizons divers et plutôt en début de carrière. Les Communautés d’Universités et d’Établissements (COMUE) pourraient fournir le cadre de cette formation souple et modulaire puisqu’elles recouvrent souvent un large périmètre d’établissements de recherche et de disciplines scientifiques.

De nombreux commentateurs comparent la situation actuelle à 1945. Rappelons qu’outre les nationalisations et la mise en place des principaux piliers d’un État-providence fort, les années d’après-guerre ont également été marquées par la création d’une nouvelle école de formation des élites, l’ENA, fort du constat que l’une des causes de la débâcle de 1940 résidait dans la formation des élites. Ce rappel pourrait prêter à sourire, tant l’ENA est aujourd’hui décriée. Mais rappelons que son évolution vers le modèle actuel date surtout de la décennie 1970, lorsqu’elle devient une école d’application dans laquelle les enseignements sont confiés prioritairement à de hauts fonctionnaires, dans une logique de reproduction. Durant les premières années, ses enseignements étaient bien plus ouverts. Sans vouloir suggérer que la crise actuelle est imputable à nos élites, nous pouvons tout de même convenir que leur formation ne les a pas préparés à gérer ni la crise actuelle, ni les crises à venir. Il est donc temps d’inscrire la réforme de l’ENA, mais également de l’ensemble des grandes écoles, dans un nouveau paradigme qui promeut les compétences présentées plus haut.


Henri Bergeron

Sociologue, Directeur de recherches au Centre de sociologie des organisations Sciences Po-CNRS

Olivier Borraz

Sociologue, directeur de recherche au CNRS et directeur du Centre de Sociologie des Organisations (CNRS-Sciences Po)

Patrick Castel

Sociologue, Chargé de recherches au Centre de sociologie des organisations Sciences Po-CNRS

François Dedieu

Sociologue, INRAE, Laboratoire Interdisciplinaire Sciences Innovations Sociétés